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Phénomène de l'expérience vive - J.F DUPEYRON

Jean-François Dupeyron, Maître de conférences Université de Bordeaux 4 – Bordeaux

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Résumé

Dans la spécificité de sa démarche scientifique, la pratique phénoménologique tente de répondre à trois questions fondamentales : la question de la nature de la pratique phénoménologique, la question de la nature du phénomène, la question de l’expression phénoménologique. Cet article étudie successivement ces trois questions en les rapportant au champ pragmatique de la souffrance professionnelle. Ce faisant, il décrit trois dimensions de la réduction phénoménologique – la suspension épochale, la conversion réflexive et la variation eidétique – en s’efforçant de les présenter dans l’optique d’une compréhension des phénomènes de souffrance. La possibilité d’une connaissance qualitative émerge de ce projet de compréhension qui s’appuie aussi sur la conviction que la singularité de toute expérience humaine, avec ses joies et ses peines, est communicable au sein d’un monde de significations partagées que permet la qualité de connaissance obtenue par la pratique phénoménologique.

RECHERCHES QUALITATIVES – Hors Série – numéro 15 – pp. 36-54.DU SINGULIER À L’UNIVERSEL
ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/Revue.html © 2013 Association pour la recherche qualitative

Phénoménologie de l’expérience vive

Jean-François Dupeyron, Maître de conférencesUniversité de Bordeaux 4 – Bordeaux

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Mots clés

PHÉNOMÉNOLOGIE, RÉDUCTION, MÉTHODE, EXPÉRIENCE VIVE, SOUFFRANCE

 

Introduction

Un large champ de recherches qualitatives s’est ouvert lors des dernièresannées dans le domaine des sciences anthropo-sociales francophones autour de la notion de « souffrance au travail ». Celle-ci jouit en effet d’une popularité accrue, en vertu d’un mouvement d’opinion dont la force est réelle (Dupeyron,2011). Or la popularisation d’un objet de recherche scientifique ne va pas sans d’importantes distorsions idéologiques dans lesquelles se reconnaissent des intérêts et des rapports de forces. D’où la nécessité de revenir sur l’exigence méthodologique afin de maintenir intact l’effort de probité scientifique des investigations et pour les distinguer de ce qui n’est qu’opinion ou idéologie.

Les lignes qui suivent présentent donc des éléments de méthode pour une pratique phénoménologique dans le domaine des recherches qualitatives, avecl’exemple de la souffrance professionnelle. Cette question de recherche est aussi chargée d’enjeux professionnels, par exemple pour les soignants. Or l’approche phénoménologique paraît a priori apte à satisfaire des préoccupations pragmatiques, qui ne peuvent « se payer de mots » et n’acceptent de valoriser une méthode d’investigation que si celle-ci montre des signes de son efficacité pour la compréhension des phénomènes concrets dans leur complexité.

La pratique phénoménologique s’efforce de relever ce pari de compréhension en examinant continuellement trois questions fondamentales : qu’est-ce que la pratique phénoménologique? Quelle est la nature du phénomène étudié? Comment exprimer cette nature?

La première question invite à préciser le sens du mot d’ordre husserliende « retour aux choses mêmes » en déployant diverses dimensions de la « réduction phénoménologique ». La deuxième question vise la production de résultats décrivant le phénomène et reconduisant la singularité de son apparition vers la régularité d’une universalité en construction. La troisième question s’attache à travailler le point crucial de l’expression et de la conceptualisation du phénomène : y a-t-il une « langue phénoménologique » ou plus largement une « expression phénoménologique »?

Nous allons étudier successivement ces trois questions.

 

La méthode de réduction phénoménologique

Le recours à la phénoménologie est un vecteur méthodique permettant de cheminer vers le phénomène vécu, sans considération métaphysique sur sa « vérité ». Ainsi, afin de n’usurper ni son nom ni sa scientificité, une pratique phénoménologique doit être sans cesse gouvernée par le mot d’ordre fondateur – revenir aux choses mêmes – et s’en tenir de façon scrupuleuse à ce contrat heuristique, dans une démarche qui résiste dans un premier temps à toutetentation de compréhension du phénomène par ce qu’il ne montre pas. Cette approche vise à obtenir une qualité de connaissance différente de celle délivréepar les procédures habituelles d’objectivation et de quantification. Il ne s’agit donc pas de « former » l’homme, c’est-à-dire d’en échafauder une définition idéale et théorique, mais de le « réciter », autrement dit de fournir des éléments concrets et vécus témoignant de ce qu’il fait et de la façon avec laquelle son humanité apparaît dans les multiples occurrences de son existence. Comme le dit le conseil de Montaigne – qui évidemment n’était pas phénoménologue : « les autres forment l’homme; je le récite » (1992, p. 804).

Deux interprétations à écarter

Mais qu’est-ce que revenir aux choses mêmes?

C’est mettre en œuvre la démarche dite de «réduction phénoménologique », démarche qui est souvent mal comprise car interprétée de façon limitative : primo en pensant qu’elle viserait à réduire le phénomène à sasoi-disant « essence » ou à son constituant le plus fondamental; secundo en s’imaginant qu’elle est un geste monovalent, alors que justement il s’agit d’une approche diversifiée.

La première mécompréhension oublie que réduire c’est essentiellementreconduire (re-ducere). Le geste phénoménologique principal et englobant estdonc caractérisé par un effort pour reconduire l’expérience et le phénomènevers leur intimité, ou plutôt pour se laisser reconduire vers leur vie propre,c’est-à-dire vers le singulier, le hic et nunc, le pur (« pur » qualifiant ici un phénomène complet, non amputé ou déformé par des raccourcis). Cette tensionvers la réalité phénoménale n’est pas une entreprise d’élagage de celle-ci,jusqu’à la réduire à une forme abstraite; au contraire elle exprime un souci scrupuleux de ne rien négliger de la réalité qui apparaît et de ne tenir pour quantité négligeable et contingente ni les particularités les plus rares, ni les irrégularités ou les oscillations constantes de cette réalité. Dans cette optique, leprojet n’est pas de réduire le regard du phénoménologue à « l’essentiel » du phénomène, mais de l’élargir au plus grand nombre possible de dimensions de ce même phénomène, en tentant d’y intégrer leur variabilité, voire leur fugacité. Ce retour à l’intimité et à la globalité du phénomène n’est certes pasle dernier mot du phénoménologue, mais sans cette reconduction aux frontières de la réalité, on en resterait à une singularité tronquée et à une universalité abstraite, ou encore à la mesure sèche d’un objet fixe se substituant au phénomène, telle la « mesure » obtenue lorsque l’on essaie de quantifier lasouffrance.

La seconde mécompréhension de la « réduction phénoménologique » postule pour sa part que la méthode phénoménologique est monovalente et uniforme, alors que justement elle appelle la diversité et la pluralité. En effet, que signifierait la reconduction au phénomène si elle prétendait suivre uneseule ligne allant toujours d’une même façon immuable vers le « cœur » du phénomène? En quoi ce simplisme méthodologique pourrait-il, en un miracle épistémologique, saisir et exprimer la réalité phénoménale? Car admettre que la chose est un « phénomène », c’est-à-dire quelque chose qui apparaît toujours et nécessairement de façon singulière à un sujet qui ne peut s’en abstraire sans trahison épistémologique, c’est reconnaître de facto que sa texture estcomplexe et changeante et qu’elle engage constamment et nécessairement latotalité des dimensions du Soi. Autrement dit : il ne saurait y avoir d’approche monochrome de la souffrance, ou de réduction de celle-ci à une composante qui serait jugée a priori plus essentielle que les autres ou capable de résumer les autres. Il y a peut-être dans le phénomène global du Soi en souffrance des épiphénomènes, c’est-à-dire des traits dont on peut penser qu’ils sont dérivés du cœur de la souffrance et/ou qu’ils sont moins importants. Mais vouloir démêler celui-ci et ceux-là, c’est passer à côté de la réalité du phénomène, qui est faite justement de leur intrication et de leurs rétroactions – le « secondaire » pouvant agir à son tour sur le « premier », dans un cercle vicieux pathologique.

Il n’y a donc vers la réalité du phénomène ni voie directe, ni voie unique.La qualité de la compréhension du phénomène dépend au contraire de la possibilité de combiner les approches, sans se précipiter vers la « sortie » objectivante qui réduirait le phénomène à une version simplifiée. La pluralité des postures méthodiques au sein d’une seule et même approche globalement phénoménologique est le signe d’un souci du phénomène : c’est à cause de cesouci que le phénoménologue fait varier ses perspectives et cherche des entrées complémentaires. Toute croyance en la possibilité d’un monisme méthodologique reproduirait a contrario la foi dans l’ancienne voie mystique de saisie directe et intuitive de l’essence ou dans la voie modernisée de la méthode scientifique occidentale, celle qui fait dire à Nietzsche que « ce n’estpas la victoire de la science qui distingue notre XIXe siècle, mais la victoire de la méthode scientifique sur la science » (1977b, p. 203). Par conséquent, « aucune méthode scientifique n’est la seule à pouvoir donner accès à laconnaissance! » (1977a, p. 234).

Ni réduction ontologique à une essence, ni réduction méthodologique à l’objectivation et à la quantification, ni réduction disciplinaire à un seul champde connaissances. Mais alors, que signifie la réduction/reconduction et en quoi développe-t-elle une pluralité méthodologique ?

 

Trois postures phénoménologiques

Nous désignons par « réduction phénoménologique » un ensemble de gestes épistémiques combinant trois types de postures : la suspension épochale, la conversion réflexive et la variation eidétique (voir Tableau 1).

 

La suspension du jugement

Préalable nécessaire à la rencontre du phénomène, elle matérialise le souci de probité scientifique et la volonté de laisser parler le phénomène. Elle consistedonc en une première vigilance exercée à l’égard de soi-même, de ses habitudes mentales, de ses idées préconçues et de ses représentations, dont ilfaut s’efforcer de suspendre les effets. Cette pratique de l’épochè n’est évidemment pas l’apanage de la phénoménologie, qui l’a reçue en héritage dedifférents donateurs, dont le scepticisme antique et le socratisme. Mais ellen’est pas l’expression d’un scepticisme intégral ou d’un renoncement à lacompréhension du phénomène. Car si la recherche rigoureuse du phénoménologue ne prétend ni pouvoir se positionner par rapport aux discours sur une « vérité nouménale », ni ouvrir une perspective métaphysique sur lesens de la souffrance, elle n’en reste pas au renoncement sceptique : unecompréhension du phénomène est possible. Si Husserl a fait de l’épochè un axe

 

Tableau 1 :
Trois postures phénoménologiques - Depraz (2006, p. 110).

Épochè transcendantale  /. Conversion réflexive /. Variation eidétique

Suspendre les pensées   /. Tourner le regard.       /. Libérer les possibles à partir des faits

 

majeur de sa méthode de réduction transcendantale en recommandant de mettre entre parenthèses tous les jugements et savoirs sur l’existence du monde, cette posture systématique n’est qu’un aspect de la science phénoménologique : elledoit ensuite permettre de découvrir un nouveau monde au cœur de l’expérience du sujet, le monde phénoménologique de la pure apparition vécue dans son intégrité.

Concrètement parlant, pratiquer cette suspension du jugement supposel’adoption d’une attitude ouverte, laquelle n’est pas le retour vers unequelconque « naïveté » d’un esprit prétendant faire abstraction de son savoir etde son histoire pour regarder le monde avec un œil neuf. Il s’agit plutôt d’une disponibilité intellectuelle et psychique, d’une veille patiente et attentive quicherche à accueillir le donné phénoménal sans brusquer celui-ci par une interprétation trop rapide. C’est donc tout l’envers d’un scepticisme radical, puisque la phénoménologie se construit en se tournant vers la possibilité de contact avec la vie intime du phénomène, non en niant radicalement cette possibilité.

 

La conversion réflexive

L’on voit que la suspension du jugement est liée à un effort de conversion épistémologique, puisque le phénoménologue, pour revenir au phénomène, doitrenoncer aux postures qui d’ordinaire le détournent de celui-ci. Nous avonsdonc là encore tout le contraire d’une « naïveté », d’une soumission aux formeset aux contenus pré-donnés, puisque justement l’expérience phénoménologique s’accompagne d’un décalage épistémologique : le sujet n’étudie pas vraiment lephénomène, il le vit autant que faire se peut; il ne se place pas à l’extérieur duphénomène, éloigné par la distance objectivante du rapport sujet/objet, ils’approche au contraire de l’intérieur de celui-ci, progressant vers ce lieud’ordinaire peu exploré. En se convertissant ainsi au phénomène vécu, le sujetpeut alors espérer obtenir une expérience et une connaissance d’une qualité différente.

Cette conversion suppose de modifier notre conception de l’expérience et de l’observation. L’expérience phénoménologique est une « expérience vive » (Gens, 2009), issue de la notion d’Erlebnis dont parlent Dilthey etHusserl. Elle attribue à la notion d’expérience un autre sens que son sens épistémologique historique qui la reconduit systématiquement versl’expérimentation construite et activée sur le modèle de la fiction heuristique de laboratoire. Car les phénomènes construits comme des « faits », clairement circonscrits, mesurables et entièrement transparents à l’observateur, ne sont qu’un découpage; ils mutilent l’expérience de ce rapport au tout, de cettecontinuité, de cet entrelacement complexe et mobile qui constituent précisément le phénomène. Cette expérience vivante est généralement condamnée par la normalité épistémologique : en vue de la connaissance des objets, elle ne semble pas en effet constituer une voie conduisant à des résultats universalisables, en raison de son emprisonnement dans l’aléatoire de lasubjectivité et dans la fugacité de la sensibilité. Pourtant, en dépit de cesdifficultés, son positionnement au plus près possible de l’intime du phénomène n’est-il pas aussi une promesse de compréhension supérieure?

Dans cette optique, l’observation phénoménologique est elle aussi le produit d’une conversion: elle n’est pas une action sur l’objet – une « observ’action » – au sein d’un dispositif questionnant l’objet pour le forcer à répondre, mais une vigilance patiente et une veille compréhensive qui laissent l’objet se montrer lui-même tel qu’il apparaît dans l’expérience vive.

Cette conversion phénoménologique suppose une réceptivité et une attention aiguës, une passivité apparente qui est en fait une réceptivité active ouvrant une voie d’accès au phénomène pour qu’il nous informe, non une voiepar laquelle nous interviendrions sur la réalité pour la connaître. Sur le plan dela souffrance, l’attitude « rogérienne » illustre cette psychologie compréhensive vers laquelle le professionnel peut convertir son regard dès lors qu’il juge que la psychologie descriptive laisse de côté l’intimité même du phénomène : c’est de cette forme d’intelligence communicationnelle et empathique, de cette observation muette et de cette présence réelle et attentive dont le Soi souffrant a en général besoin.

In fine, la conversion détourne le regard des perspectives voire des objets habituels pour s’intéresser à la façon avec laquelle les objets se donnent à nous : le regard phénoménologique porte donc moins sur le phénomène que surla phénoménalité, c’est-à-dire qu’il tente d’éviter de se poser sur une essencefixe du phénomène (ce serait là une possible répétition de la posture essentialiste); ce qui doit être observé, c’est la phénoménalité, c’est-à-dire le phénomène-se-montrant. Autrement dit, nous ne cherchons pas tant à savoir cequ’« est » la souffrance « en soi », qu’à comprendre comment elle apparaît, se manifeste, exprime son dynamisme. Ce décalage vers une autre façon de réfléchir aux phénomènes est au cœur de la conversion réflexive.

La phénoménologie est donc en quête de l’adhésion compréhensive à l’expérience vive. En mesurant et en analysant divers aspects d’une réalitéphysique objectivée (un corps souffrant), il est évident que le professionnel àl’action se dote d’indicateurs utilitaires qui ne manquent pas de validité dans le cadre de leur propre juridiction. Mais en quoi nous indiquent-ils ce qu’est le phénomène de la souffrance, la réalité phénoménale de cette souffrance-là et pas d’une autre ?

Une pratique phénoménologique est donc toujours de l’ordre de la rencontre ou de l’interaction. De ce fait, le phénoménologue est peu ou prou encombré de lui-même, dans cette rencontre singulière : pour approcher une compréhension de l’expérience vécue par un patient en souffrance, le soignant peut bien tenter de s’abstraire du phénomène, en essayant de laisser de côté ses émotions, ses représentations, ses habitudes; mais, outre la vanité de cette tentative, il ne doit pas oublier qu’il n’existe de phénomène que dans cette relation singulière au patient. Vouloir s’en abstraire, c’est construire autre chose, c’est-à-dire un simili phénomène neutralisé, refroidi, mis à distance. Cette distance est sans doute nécessaire dans un cadre professionnel pour des raisons de protection ou d’action immédiate, mais elle produit sa part de distorsion en induisant la foi en une prétendue voie rationnelle de l’examen objectif qui, parce qu’il veut se produire sans les détours de la subjectivité niles turbulences de l’affectivité compassionnelle, aurait le pouvoir de subsumerimplacablement sous des catégories universelles la singularité qui lui apparaîtsous les traits d’une chair en souffrance et d’un Soi en perdition.

Les critiques ne peuvent manquer de surgir face à une méthode qui veutconvertir notre regard vers une réceptivité muette et une forme d’immersiondans le phénomène, alors que justement la posture scientifique classique recommande une action de questionnement de la réalité et une extraction hors du phénomène : la conversion phénoménologique, qui semble faire le pari de la fidélité à la singularité du phénomène, n’enferme-t-elle pas la connaissance dans cette même singularité et dans une interaction subjective et fugitive? Que faire ici de la subjectivité du phénoménologue ? Croyant comprendre le phénomène de la souffrance, le praticien phénoménologue n’étudie-t-il pas en fait que le micro-phénomène de sa rencontre subjective avec la souffrance? Comment l’immersion dans le vécu permet-elle de rapporter ce vécu à une forme d’universalité, à des définitions stables, à des régularités, à des constantes? Comment une science de l’empirie peut-elle être une science eidétique?

 

La variation eidétique

C’est ici que la variation eidétique vient compléter les deux premiers vecteursde la méthode phénoménologique, afin de donner quelque consistance au pouvoir de généralisation du phénoménologue.

La variation consiste en une expérience intellectuelle progressive ayantpour motif l’eidos de l’objet (son « essence »), c’est-à-dire ce qui constitue laréponse phénoménologique à la question socratique de l’ousia : « qu’est-ce que? ». Elle essaye de dépasser l’arbitraire, le contingent, le pur singulier, lesubjectif. Pour cela, elle fait varier rationnellement les critères de compréhension du phénomène pour saisir la singularité dans le cadre ouvert etdynamique d’invariances et d’universaux de l’expérience, non dans le cadre fermé d’un monisme théorique. Autrement dit : le phénomène, pour être compris dans toutes ses qualités, doit être vu sous différents angles et avecl’apport de différentes disciplines. C’est donc progressivement qu’un recensement et qu’une synthèse des dimensions phénoménales tendent vers la complétude et font ainsi apparaître des constances et des régularités entre lesdifférents phénomènes singuliers, c’est-à-dire un « universel modeste »,modeste car dynamique et sujet à variation au sein d’une même sommepotentielle de qualités.

La variation prend donc comme base le début de compréhension duphénomène, compréhension que le phénoménologue obtient d’abord de façon singulière, puis tente de façon quasiment « imaginaire » de la relier à une universalité. En effet, pour chercher à comprendre le phénomène, il convient de ne pas en rester à la fausse prise en compte de la singularité, qui opposerait vainement, d’un côté la fausseté de la mesure objectivée et de la généralité expérimentale, de l’autre côté l’authenticité de l’expérience vive et de la compréhension empathique du phénomène. Ce manichéisme épistémologiquene saurait oublier qu’en partant d’une rencontre singulière il est délicat de formuler des résultats généralisables et que ce n’est pas en prétendant adopterla seule attitude de réceptivité à un phénomène singulier que l’on peut prétendre faire œuvre scientifique. En agissant ainsi, on obtient au mieux unmoment de compréhension ou une proximité avec une bribe de réalité. Maiss’il n’y a de science que du général, de ce qui est rapportable à une référencecommune de jugement, la pratique phénoménologique doit s’efforcer de relierla singularité à des invariants, à des constances, à des régularités, peut-êtremême à des universaux de l’expérience, portes ouvertes vers une possible et modeste universalité. C’est à cet art de comprendre la singularité que peutcontribuer la phénoménologie, via la variation eidétique, qui offre la possibilité de comprendre (d’englober) le phénomène singulier, c’est-à-dire de l’envelopper d’un filet d’universalité. On obtient ainsi une table de variation eidétique, qui intègre progressivement un grand nombre de dimensions possibles du phénomène, révélées par la pratique phénoménologique. Cette variation imaginaire permet au phénoménologue d’améliorer la compréhensionde la singularité qu’il étudie en recensant les dimensions observées, en cherchant si d’autres dimensions de l’eidos du phénomène (de sa représentationidéelle telle qu’elle est présentée dans la table de variation) n’ont pas été oubliées, et éventuellement de repérer la place du phénomène singulier dans une sous-catégorie présentant certaines spécificités (les souffrances à forte composante de désocialisation, ou les souffrances à manifestations somatiques aberrantes, par exemple).

La rapide présentation de ces trois grands axes de la réduction phénoménologique permet de comprendre pourquoi il apparaît plus pertinent de parler de pratique phénoménologique que de méthode phénoménologique.Primo, l’immersion nécessaire au plus près du phénomène crée une incertitude expérientielle qui fait que le phénoménologue pratique une adaptation au caspar cas, davantage qu’il ne déroule une méthode de façon régulière. Secundo, la variété des approches et des moments induit la mise en œuvre de gestes différents, qui semblent parfois empruntés à des approches très différentes voire dissonantes, ce qui ne correspond ni à l’unité paradigmatique ni à la monovalence disciplinaire que l’on attribue d’ordinaire à une méthode scientifique. Tertio, du fait même de la définition du phénomène (un vécu qui apparaît), le phénoménologue ne peut pas être un théoricien extérieur appliquant une méthode et expérimentant des hypothèses; il est plutôt placé au plus près du phénomène, enserré par celui-ci dans une interaction très concrète : il semble donc que son action relève d’une pratique, d’un vécu, d’une rencontre, et n’ait pas la froideur de l’application d’une méthode.

 

Variations sur un phénomène : la question de la compréhension

En pratiquant cette phénoménologie en actes, quels résultats obtient-on? Quelle est la compréhension du phénomène que permet la pratique de la réduction? Qu’est-ce que la souffrance phénoménale?

 

L’empirie sans l’empirisme

Comme nous relions la pratique phénoménologique au vécu, à la rencontre concrète de la réalité, il serait logique de penser que le phénomène est quelque chose d’intégralement empirique, contenu tout entier dans l’expérience quenous en avons. Mais en fait on ne saurait rabattre le phénomène sur la seule empirie sensible au sens classique porté par l’empirisme philosophique. Sur ce point, Dilthey a distingué l’empirisme et l’empirie, celle-ci désignant la saisied’un vécu humain non mutilé (donc non réductible à l’empirique dont on parle d’ordinaire). L’expérience vive au sein de laquelle se montre le phénomènedésigne en fait un niveau empirique qui outrepasse largement l’empirismesensible, puisque cette expérience phénoménologique représente la modalitésous laquelle les choses sont données de façon complète au sujet humain, c’est- à-dire à un sujet qui veut, ressent, imagine, conçoit, désire, agit, etc. L’Erlebnisne coïncide dans cette optique ni avec l’expérimentation scientifique classique (l’Experiment), ni avec l’expérience sensible de l’empirisme ou dusensualisme, ni même avec le sens de l’expérience ordinaire (l’Erfahrung). La compréhension visée par la pratique phénoménologique vise plutôt l’empirie vive, combinant toutes les dimensions de l’expérience. Son ambition outrepasse en ce sens le simple recueil du flux sensible ou de la succession des états de conscience.

Or la notion d’empirie souffre d’une mauvaise réputation : elle est souvent vue comme un lieu d’instabilité, d’illusion, de fugacité, de confusion, dans lequel le scientifique pour s’orienter devrait rapidement repérer des points cardinaux abstraits de l’expérience. Par exemple, si le phénoménologue écoute un sujet parler de sa souffrance durant une heure, c’est bien un moment empirique, une rencontre expérientielle. Mais comment interpréter ce qui s’est manifesté lors de l’entretien (les mots, mais aussi les silences, les soupirs, les regards, les signes corporels, etc.)? Comment discriminer l’important de l’accessoire? Comment replacer la fraction de phénomène qui s’est manifestée dans le cadre plus vaste de la souffrance humaine en général? Comment utiliser et dépasser ce donné de l’expérience pour aller vers une compréhension plus globale du phénomène? Quels sont les points cardinaux permettant d’orienter notre pensée dans le fouillis apparemment aléatoire de ce qui apparaît ?

 

La recherche de l’intime

Pour répondre à ces questions, on peut être tenté de dépasser rapidement le niveau du phénomène, en cherchant à le rabattre sur des données jugées fondamentales. Ce dépassement du phénomène ferait alors de la posture phénoménologique un simple moment propédeutique à une analyse théorique faisant fonctionner des catégories d’un niveau supérieur à celui de l’expérientiel : le niveau théorique de la catégorisation et de l’universalisation. Cela n’est pas illégitime d’un point de vue professionnel – on compte bien surle professionnel des soins pour qu’il n’attende pas que la souffrance de sonpatient lui « dise tout », mais pour qu’il soit lui-même apte à dire quelque chose de la souffrance, à éclairer le vécu phénoménal du patient. Et on peut avoir la même attente vis-à-vis du scientifique, dont le regard sur le phénomène ne doit pas se borner à un simple reflet plus ou moins fidèle de ce que celui-ci exprime, mais doit en proposer une élévation théorique.

Cependant la recherche de ces points véliques du phénomène occasionne souvent une nouvelle simplification ressemblant à un oubli de la réalitéphénoménale au profit d’un monde imaginaire peuplé des seules occurrences d’un dispositif théorique. Ainsi en est-il chaque fois qu’une postulationthéoriciste accorde un privilège à un choix de fondement parmi d’autres : laperception, la temporalité, le corps, la présence d’autrui, etc. L’histoire des phénoménologies est faite de ces essais d’ontologisation de figures de la rationalité. Dans ce mouvement, la souffrance est réduite à une de ses lignes de forces, laquelle est souvent décrite dans une construction théorique qui nemanque certes pas d’intérêt heuristique, mais qui conduit tout naturellement à cesser d’être phénoménologue aussitôt que l’on commence à l’être – puisque dès lors ce qui importe ce n’est plus le phénomène, mais le phénomène-pour- la-théorie. L’on devine ici les risques d’enfermement monodisciplinaire ou defuite vers une modélisation tautologique qui permettrait de « trouver » inévitablement dans chaque souffrance singulière les traits posés dans une définition.

Pour éviter cela, Janicaud propose une phénoménologie « minimaliste », c’est-à-dire une pratique qui « renonce à se poser comme philosophie première ou comme pensée originaire » (Janicaud, 2009, p. 35) mais qui constitue « une phénoménologie consciente des risques méthodologiques que représente lesacrifice de la proie (l’apparaître immanent à l’expérience intentionnelle) pour l’ombre (une donation pure, une archi-origine, etc.) » (Janicaud, 2009, p. 35). Toutefois, et tout en reconnaissant la pertinence de cette modestie minimaliste,si l’on veut tendre vers l’universalisation modeste évoquée plus haut, il faut bel et bien se doter d’outils conceptuels avec lesquels bâtir les conditionsd’émergence de cet universel. Sinon comment répondrait-on à la question « qu’est-ce que souffrir? »?

Du coup le phénoménologue peut être tenté de définir le point le plus intime du phénomène, son « ground zero » sur lequel tout le reste apparaît. Husserl a lui-même cherché ce «sol» originaire, cette terre natale duphénomène, en essayant de construire sur cette base le socle d’évidence et les données séminales permettant de viser à la fois l’apodicticité et l’universalité. Ils’agit alors, dans ce cadre de phénoménologie génétique, d’accéder aux couches constitutives de l’expérience, situées à un niveau plus originaire que celui de l’expérience du monde de la vie, ce qui reconduit la pensée vers« l’origine du monde ».

Cette démarche radicale peut être complétée en visant l’intime du phénomène à partir de trois axes: le phénomène comme éclatement intentionnel de la conscience et/ou du corps vers le monde (c’est la voie de Sartre et de Merleau-Ponty), le phénomène comme manifestation d’une origine et d’une histoire (c’est la voie d’une phénoménologie cherchant l’origine du monde vécu et cheminant aux côtés de la psychanalyse), ou le phénomène comme manifestation du rapport fondamental d’intériorité du Soi à soi (c’est la voie de Michel Henry tant que celui-ci maintient le phénomène dans l’immanence en s’abstenant de recourir à une quelconque transcendance de nature divine). Ainsi, s’il faut savoir résister à la tentation de l’originaireabsolu, résidu de la croyance en un fondement métaphysique de tout être, il est quand même possible de chercher à ancrer nos interprétations dans une des dimensions fondamentales et transcendantales de tout phénomène.

Par exemple, pour Michel Henry le phénomène de la souffrance est rapporté à l’essence de la Vie, qui est la capacité d’auto-affectivité :

ce qui s’éprouve à soi-même à la manière d’une impression, c’est la vie, la vie phénoménologique transcendantale, la seule vie qui existe, celle qui habite chacune des modalités de notre existence, depuis la plus humble douleur (Henry, 2003, p. 144).

La Vie est donc assise sur une passivité fondamentale et comporte deux tonalités affectives primordiales : la souffrance et la joie. L’intimité de la Vie,support de tout phénomène, est cette capacité spontanée de s’éprouver : vivre,c’est se sentir passivement vivre. En fonction de cette définition centrée sur l’intériorité, Henry peut interpréter la souffrance comme un affect extrêmement puissant et indémêlable : l’entrelacement du Soi et de la souffrance est posé et vécu comme phénomène premier, à partir duquel peut s’ordonner la pluralité des manifestations phénoménales : l’affect, le corps, la socialité, l’action, la parole, la pensée, etc. Nous avons là un exemple de tentative pour universaliser une expérience singulière et lui attribuer un sens voulant l’élever à un rang supérieur.

 

Pour penser la souffrance

Ainsi, s’il n’existe pas de pensée non fabriquée, encore faut-il bâtir à partir denos données expérientielles, à partir de l’expérience vive, et s’efforcer de bâtir du pluriel, de l’ouvert, du mobile, de l’adaptable au singulier. La recherche de l’intime doit donc proposer des éléments suffisamment présents dans toute expérience pour que l’on puisse les utiliser à bon escient dans la construction progressive et ouverte d’un universel modeste.

Dans le cas de la souffrance, des champs d’expérience délimitent le rapport au corps, le sentiment d’isolement, l’incommunicabilité, l’impuissance,la temporalité, les troubles de la personnalité, etc. Chaque singularité fait ainsijouer ses spécificités au sein d’universaux issus de l’expérience et repris par l’expérience subjective et intersubjective de pensée. L’on obtient ainsi une autre objectivité: l’empirie sans l’empirisme, pensée au sein d’une catégorisation ouverte, plurielle, confirmée par l’expérience. Et l’on touche ici au transcendantal, à ce qui est dans l’expérience sans en dériver.

Dans cette veine, le phénoménologue peut se risquer à utiliser une table de variation eidétique de la souffrance, ce qui conduit à situer toute souffrance singulière dans une région conceptuelle où elle sera comprise sans être dépouillée ni de sa singularité ni de ses oscillations existentielles. Toutefois la principale tâche du phénoménologue n’est pas simplement de situer la souffrance, mais d’utiliser le potentiel abstrait de variations pour aider à la révélation/compréhension d’aspects du phénomène qui se montrent de façon moins évidente. Ce travail de variation eidétique permet d’avancer vers cette modestie de l’universel dans laquelle on voit se dessiner les traits essentiels du phénomène. La variation opère de ce fait autour de quelques éléments potentiellement présents dans la souffrance du Soi, qui chacun peuvent se décliner différemment. Une science des « cas », de ce qui ne peut pas se répéter de façon rigoureusement identique, est alors envisageable.

Dans cette science, chaque cas de Soi souffrant fait apparaître selon son mode singulier les composants universels de la souffrance. Par exemple Longneaux, pour penser la souffrance, fait varier le trio majeur de la finitude,de l’incertitude et de la solitude (Longneaux, 2007). D’autres tentatives peuvent organiser la compréhension de la souffrance dans un paysage conceptuel à plusieurs dimensions : la dimension de l’agir, la dimension de la relation à autrui et la dimension de la relation du Soi à soi. L’essentiel pour chaque modélisation est de respecter le « jeu », l’ouverture et la pluralité que permet la variation eidétique et qu’exige le respect des données phénoménales de l’expérience vive.

 

La question de l’expression

Le problème de l’expression est le troisième point délicat dans la pratique phénoménologique, puisque celle-ci privilégie la description d’une singularité, non l’exposé d’une abstraction universalisée. « La procédure descriptive est le mode discursif privilégié de la phénoménologie. [...] Pourtant, tout langage nese vaut pas » (Depraz, 2006, p. 123). Comment la pratique phénoménologique peut-elle exprimer un vécu, une expérience vive, une intimité phénoménalepuisque elle suppose une attitude d’ouverture, d’attention, de réceptivité, de renoncement initial à l’explication et à la posture en troisième personne?Existe-t-il une langue phénoménologique? Quand il s’agit de parler de lasouffrance, comment peut-on passer des ressentis purs aux simples mots? Comment une expérience intime et subjective peut-elle rejoindre le monde des significations partagées?

 

Les limites du « discours naturel »

Il est tentant de vouloir régler ces questions en postulant l’existence et la supériorité d’un discours naturel ou d’une parole authentique, qui telle unelangue magique, irait directement de la chose au mot; le Soi en souffrance nepourrait alors ni tricher ni se tromper, et par les mots prononcés s’exhalerait naturellement la description fidèle de son ressenti. Selon une démarche moins naïve mais tout aussi ambitieuse, Sartre a pratiqué dans L’Être et le Néant uneforme d’écriture phénoménologique en première personne, investie de la lourde tâche d’exprimer une ontologie phénoménologique en construction. L’utilisation du « je » est donc omniprésente sous la plume de Sartre, car danscette tentative d’expression phénoménologique, le sujet est pensé sur le modèlesuivant : il est ce qu’il dit et dit ce qu’il est.

Plusieurs obstacles de taille se dressent devant ce projet de langue phénoménologique, et tout d’abord l’obstacle de l’indicible : Wittgenstein aétabli l’opposition entre ce qui se montre et ce qui se dit, et en a déduit l’existence d’un « reliquat d’indicible » (Arino, 2007, p. 12). Certains aspects du phénomène peuvent simplement se montrer ou être montrés – physiquement par exemple, ou encore silencieusement – mais aucune langue ne saurait les exprimer. On peut également se demander comment universaliser la description du Soi par soi, même en admettant une éventuelle adéquation satisfaisante avec la réalité du phénomène. Si la science de soi peut bien envisager de progresser par la voie du sens intime, tel qu’il est pensé par Maine de Biran, le passage d’une description subjective à une description partagée demeure une gageure. C’est particulièrement vrai dans le cas des affects de la souffrance, qui semblent enfermer le Soi dans une solitude totale.

Entre indicible et incommunicable, le phénoménologue se confronte ici à un problème ressemblant à celui que connaît l’ethnographe dans sa collecte du discours indigène. En recueillant la parole ordinaire de l’indigène, l’ethnographe fabrique lui-même ses propres matériaux scientifiques enessayant d’effectuer une forme de conversion ou d’académisation des énoncés produits par l’indigène. Mais le résultat peut-il être autre chose que le produitsingulier d’une interaction singulière « dans laquelle le chercheur joue un rôle décisif» (Traimond, 2000, p.9)? Le chercheur découvre ainsi que si lequestionneur ou même les circonstances de l’entretien changent, les propostenus en feront de même. Dès lors, il doit reconnaître que la parole « ordinaire » qu’il a recueillie auprès du représentant de la société étudiée esten fait une parole « extraordinaire », témoignant d’une rencontre singulière et n’exprimant la réalité que de façon indirecte. C’est pourquoi une approche positiviste a toujours cherché à neutraliser et à disqualifier le discours indigène, en le reconduisant systématiquement aux frontières du discours académique surplombant, où l’on retrouve le paysage théorique rassurant des structures etdes formes universelles de la vie sociale.

Le pari d’une autre anthropologie consiste plutôt à légitimer la parole ordinaire des membres d’une société, en s’appuyant justement sur le caractère singulier de la rencontre pour refuser d’en tirer des conclusions générales. Dans ce renoncement à la dilution du phénomène vivant et furtif dans un modèle extrapolé, la démarche anthropologique se « phénoménologise ». « Aujourd’hui cet intérêt pour le texte même du discours sauvage, directement issu de la phénoménologie, constitue un recours contre la perte de crédibilité des grands méta-récits téléologiques » (Traimond, 2000, p. 157). Selon cette posture épistémologique, la validité scientifique du discours dépendrait étroitement de son authenticité; mais peut-on aller, comme le font par exemple Barley et Rabinow1, jusqu’à ne juger scientifiquement acceptable que le seulcompte-rendu descriptif de la rencontre singulière de l’anthropologue avec des indigènes? Comme sortir de l’enfermement de la science dans l’entassement décousu de descriptions singulières d’interactions momentanées?

Les limites du discours naturel apparaissent donc évidentes, et semblent illustrer les limites mêmes de la description phénoménologique, dont les mots ne sauraient exprimer imparfaitement que les produits mouvants du sens intime introspectif ou de l’observation plus ou moins empathique.

 

Une expérience partagée

Il existe toutefois une possibilité d’expérience partagée, dans la co-productivité des descriptions en première personne et des descriptions en troisième personne. Cette possibilité doit être cherchée dans les théories de l’activité humaine.

L’hypothèse centrale distingue ici l’expérience et le vécu. Celui-ci est éprouvé, subi, subjectif, et partiellement indicible, alors que celle-là matérialise la manière avec laquelle les acteurs travaillent, utilisent et ressaisissent leur vécu. Cette distinction a été posée par Ricoeur dans son cheminement vers une herméneutique du sujet : le simple flux cumulatif du vécu produit « l’identité idem » (Ricoeur, 1990, pp. 12-13), une accumulation continue de passé faisant que le sujet demeure lui-même tout en s’alourdissant d’un passé inerte. Au contraire, le travail de l’expérience permet l’émergence de « l’identité ipse » (Ricoeur, 1990, pp. 12-13), l’auto-production d’un Soi qui apprend, comprend et s’approprie son passé. «L’expérience humaine, dans sa dimension complexe, est une manière de créer de l’ipséité à partir de la mêmeté » (Pastré, 2005, p.231). L’existence humaine comprend donc toujours ces deux  dimensions : « l’accumulation du passé et l’appropriation de ce même passé par soi-même » (Pastré, 2005, p. 232).

Dans cette optique, l’identité ipse est le produit du travail de l’expérience et c’est par ce travail que le sujet rejoint nécessairement le champ des significations partagées : si le vécu n’est pas transmissible, l’expérience l’est car elle n’est ni aculturelle ni asociale mais s’inscrit nécessairement dans un monde de pratiques sociales et de compréhensions partagées. Ainsi, alors que pour le sujet l’expression à chaud du vécu de la souffrance peut s’avérer inadéquate, impulsive, disproportionnée, impossible, contradictoire, etc., pource même sujet le moment de la construction du sens, de la reconstruction d’une intrigue phénoménale, se fait sous le signe d’une quête d’intelligibilité qui en accroît la communicabilité. C’est par ce travail de l’expérience, qui est fait de conceptualisation et de rétrodiction (de description rétroactive cherchant à reconstituer l’intelligibilité de ce qui s’est passé), que l’expérience de la souffrance, aussi intime et solitaire qu’elle soit, fait son entrée dans le champ des significations partagées. Alors que l’éprouvé n’est pas partageable, l’expérience l’est en grande partie grâce au travail qui la constitue, travail quipour Ricoeur est un point de confluent entre la pratique phénoménologique et la pratique herméneutique. Le sens de l’existence, en tant qu’expérience humaine, est grandement partageable : c’est sur cette conviction que peut s’arrimer une pratique phénoménologique du dialogue.

Le travail de rétrodiction est aussi une voie d’accès au monde de lasolidarité humaine, monde dont le Soi en souffrance pouvait se croire exclu parce qu’il éprouve. Travaillant son expérience de façon à la rendre intelligible, il n’entrera jamais dans un communisme linguistique, mais il pourra produire detemps en temps des énoncés étincelants d’intelligibilité, tel celui-ci, prononcé par un fils tentant de constituer le récit expérientiel des jours de deuil et de souffrance qui suivirent le décès de son père : « pour la première fois, j’ai ressenti le mot jamais 2 ».

Ce que les sujets disent de leur existence peut donc être pris au sérieux par une méthodologie qualitative. Le rôle du phénoménologue est ici d’attestation : il peut attester du témoignage reçu au sein d’une relation (ou d’un moment) de confiance dont il répond, dans une interaction où rien n’est imposé ni dicté.

Conclusion

La phénoménologie est une pratique théorique; une des particularités de son ancrage méthodologique réside dans le fait qu’elle ne s’intéresse pas aux choses, mais aux choses en train de se faire. Elle n’est donc pas une science des essences, mais une science des phénomènes. Ce faisant, elle doit penser l’universel de façon modeste, en se méfiant du projet de fidélité totale à la réalité, de coïncidence pointilleuse de l’esprit et des choses. Ce projet démesuré a longtemps encombré la science d’un concept d’universel calibré avec beaucoup trop d’ambition, ce qui fait que de justes scrupules épistémologiquesont pu par contre-pied conduire à douter de la scientificité de toute entreprise de connaissance et à conclure ceci avec Montaigne : « estant hors de l’estre, nous n’avons aucune communication avec ce qui est » (1992, p. 17). Mais ce scepticisme nominaliste ne vaut que pour le vecteur de la connaissance qui est vainement tendu entre l’esprit et le réel nouménal; tout change dès lors que la connaissance porte sur la région phénoménale du réel, c’est-à-dire sur ce queles sujets vivent au sein d’une expérience humaine partageable. À ce niveau, la force de la pratique phénoménologique et sa capacité de résistance au scepticisme lui viennent justement de la modestie de l’universel dont elle postule la constitution : l’universel de la variation eidétique. « Pour Husserl, la scientificité catégorielle de la phénoménologie tient à cette eidétique spécifique » (Depraz, 2006, p. 110). C’est ce qui restitue à une phénoménologie minimaliste sa carte d’entrée dans le cercle des démarches douées d’une forme substantielle de scientificité.

Ainsi il n’est pas utopique de penser le phénomène et l’expérience vive à la fois en termes d’événement singulier et de répétition ouverte à l’universalisation : chacun souffre solitairement et singulièrement et pourtant chacun souffre globalement comme les autres. Quand ce phénomène est approché au contact de sujets en souffrance, c’est bien par la singularité que commence le travail de compréhension, car c’est en elle que se situe le point de contact avec la réalité phénoménale, au fil d’une suite d’expériences intersubjectives, mais c’est aussi par cette singularité saisie de façon qualitativeque peut s’ouvrir une voie supplémentaire vers l’universel modeste. L’élaboration de la connaissance se fait alors sur un mode interrogatif et pluridisciplinaire, qui n’exclut en rien la co-productivité de l’expérimental objectivant et de l’expérientiel subjectivant.

C’est ainsi que la pratique phénoménologique peut contribuer à l’histoire de modes de connaissance qui pensent l’humanité à hauteur d’homme, au plus près de l’intimité phénoménale qui forme l’étoffe même de nos existences, denos joies et de nos peines.

 

 

Note

1 Voir Barley (1989) et Rabinow (1988).
2 L’auteur a lui-même recueilli ce témoignage à l’occasion d’obsèques.

Références

DUPEYRON / Phénoménologie de l’expérience vive 53

Arino, M. (2007). La subjectivité du chercheur en sciences humaines. Paris :L’Harmattan.

Barley, N. (1989). El antropologo inocente [L'anthropologue Innocent]. Barcelone : Anagrama.

Depraz, N. (2006). Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète.Paris : Armand Colin.

Dupeyron, J.- F. (2011). Éléments de lecture du texte social de la souffrance àl’école. Les Collectifs du Cirp, 2, 44-58. Repéré à http://www.cirp.uqam.ca/documents%20pdf/collectifs/6_DupeyronJF.pdf

Gens, J.- C. (2009). L’expérience vive. Paris : Presses universitaires de France. Henry, M. (2003). Phénoménologie de la vie. Tome I. De la phénoménologie.

Paris : Presses universitaires de France.

Janicaud, D. (2009). La phénoménologie dans tous ses états. Paris : Gallimard.

Longneaux, J.-M. (2007). La souffrance comme exemple d’unephénoménologie de la subjectivité. Collection du Cirp, 2, 61-73. Repéré à http://www.cirp.uqam.ca/documents%20pdf/Collection%20vol.%202/6%2 0Longneaux.pdf

Montaigne, M. (de) (1992). Essais. Paris : Presses universitaires de France. Nietzsche, F. (1977a). Oeuvres philosophiques complètes. Tome IV. Paris :

Gallimard.

Nietzsche, F. (1977b). Oeuvres philosophiques complètes. Tome XIV. Paris : Gallimard.

Pastré, P. (2005). Genèse et identité. Dans P. Pastré, & P. Rabardel (Éds),

Modèles du sujet pour la conception. Dialectiques activités développement

(pp. 231-260). Toulouse : Octarès.
Rabinow, P. (1988). Un ethnologue au Maroc. Paris : Hachette. Ricoeur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.

Traimond, B. (2000). Vérités en quête d’auteur. Essai sur la critique dessources en anthropologie. Bordeaux : William Blake & Co édit.

 

Jean-François Dupeyron, ex-instituteur public, est agrégé de philosophie et maître de conférences en philosophie à Bordeaux (Université Montesquieu). Il est membre del’EA 4574 SPH et est impliqué depuis 1998 dans la formation des enseignants et des personnels d’éducation, au sein de l’IUFM d’Aquitaine. Il y assume la responsabilité du master « Accompagnement pédagogique des adolescents ». Ses axes de recherche empruntent trois voies principales : la souffrance à l’école, dans une approche phénoménologique et herméneutique; l’éthique et la déontologie en éducation; les usages des éléments transcendantaux de l’éducation.

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